CHAPITRE TROIS
Eilmund, le forestier d’Eyton, venait de temps en temps à l’abbaye pour assister au chapitre et rendre compte de son travail, des difficultés qu’il avait rencontrées ou de l’aide dont il pourrait avoir besoin. Il était bien rare qu’il eût quelque chose de sensationnel à déclarer, mais au cours de la deuxième semaine de novembre, il arriva un beau matin l’air surpris, les sourcils froncés, le visage sombre. Il semblait qu’une série de mésaventures se fût abattue sur son domaine.
Eilmund était quelqu’un de solide, il avait le teint mat, une tignasse ébouriffée ; la quarantaine bien sonnée, il était d’une force peu commune et assez intelligent. Il se campa au milieu du chapitre, bien planté sur ses jambes puissantes, comme un lutteur prêt à affronter son adversaire et ne se perdit pas en propos inutiles avant d’entamer son discours.
— Seigneur abbé, il se passe des choses chez moi que je suis incapable de m’expliquer. La semaine dernière, nous avons eu de fortes pluies pendant lesquelles le ruisseau qui coule entre notre parcelle et le reste de la forêt a emporté des buissons déracinés qui ont constitué un barrage si important que l’eau a changé de cours, débordé et noyé mes dernières plantations. Je n’avais pas plutôt fini de nettoyer que je me suis aperçu que le courant avait sapé une partie de la rive de mon canal un peu plus haut en amont, et que la terre qui était tombée l’avait comblé. Le temps que je m’en rende compte, les chevreuils s’y étaient mis. Ils ont mangé toutes les jeunes pousses du terrain que nous avons dégagé il y a deux ans. Il y a sûrement des arbres qui ne survivront pas et ça prendra au moins deux ans avant qu’ils atteignent leur taille normale. Voici détruit tout ce que j’avais prévu, se lamenta Eilmund, chagrin de voir que ses soins attentifs n’aboutiraient à rien, sans parler de la perte que cela représente.
Cadfael connaissait l’endroit ; Eilmund en était particulièrement fier. C’était la seule partie cultivée de la forêt, aussi bien entretenue que n’importe quel hallier du comté, où la coupe régulière, tous les six ou sept ans, du vieux bois laissait pénétrer la lumière à chaque récolte, si bien que la terre et les fleurs sauvages avaient gardé l’une toute sa richesse, les autres toute leur variété. Certains arbres, le frêne par exemple, repoussaient à partir du tronc originel, juste en dessous de l’endroit où on l’avait taillé. L’orme et le tremble, en revanche, jaillissaient de sous le sol entourant la souche ancienne. Certaines d’entre elles, grâce aux soins d’Eilmund, après avoir connu plusieurs fois la cognée, avaient produit des bosquets nouveaux dont le centre avait deux bons pas de large. Aucune catastrophe naturelle n’avait jamais blessé le forestier dans son orgueil professionnel. Il ne fallait pas s’étonner qu’il fût tellement affecté. Et pour l’abbaye, le manque à gagner était important. Le bois de coupe, pour se chauffer, fabriquer du charbon, des manches d’outils, des planches pour les charpentiers ou Dieu sait quoi, rapportait des sommes rondelettes.
— Et attendez, ce n’est pas fini, poursuivit Eilmund, morose. Hier, quand j’ai fait ma tournée de l’autre côté du petit bois, là où le fossé est à sec mais suffisamment profond et la rive escarpée, je vous le donne en mille, les moutons d’Eaton étaient passés par une planche mal fixée juste là où le domaine d’Eaton touche le nôtre et comme vous le savez, Excellence, les moutons se moquent bien d’une rive qui tient les chevreuils en respect. Ils n’aiment rien tant à se mettre sous la dent que les petits frênes quand ils sortent de terre. Ils ont nettoyé tout ce que je venais de planter avant que j’aie eu le temps de les chasser. Et ni John de Longwood ni moi ne comprenons comment ils ont pu se faufiler par une ouverture aussi étroite, mais vous savez, quand la brebis qui mène les autres a une idée en tête elle ne l’a pas aux pieds, et les autres suivent. J’ai l’impression que ma forêt est ensorcelée.
— Vous ne croyez pas plutôt, suggéra le prieur Robert, le regardant sévèrement du haut de sa hauteur, qu’il y a eu négligence, tout simplement, de votre part ou de celle du voisin ?
— Père prieur, répliqua Eilmund avec la brusquerie de celui qui a conscience de sa valeur et qui sait également qu’il n’a qu’un seul maître, pendant toutes les années où j’ai travaillé pour l’abbaye, personne n’a eu à se plaindre de moi. J’ai effectué ma surveillance quotidienne, ça oui, et aussi la nuit, et fréquemment, mais je ne peux pas ordonner à la pluie de ne pas tomber ni être partout à la fois. Une telle avalanche de malheurs en aussi peu de temps, je n’ai jamais vu ça. Je ne peux non plus m’en prendre à John de Longwood, qui s’est toujours montré bon voisin.
— C’est la vérité, trancha l’abbé Radulphe. Nous avons eu toutes les raisons de nous louer de son bon vouloir, ce n’est pas maintenant que je vais le mettre en doute, pas plus que vos qualités ni votre dévouement. Cela ne m’a jamais effleuré auparavant, et aujourd’hui non plus. Les épreuves nous sont envoyées pour que nous puissions en triompher et nul ne peut prétendre y échapper toujours. Nous sommes capables d’assumer ces pertes. Agissez donc au mieux, maître Eilmund, et si vous éprouvez le besoin d’avoir un aide supplémentaire, vous l’aurez.
Eilmund, qui s’était toujours montré à la hauteur de sa tâche et qui était très fier de se suffire à lui-même, remercia du bout des lèvres, mais déclina cette offre pour le moment et promit d’avertir s’il se produisait quelque chose qui le forcerait à changer d’avis. Il s’en alla aussi vivement qu’il était venu retrouver sa chaumière dans la forêt, sa fille et sa rancune envers le destin puisqu’en toute honnêteté, il ne pouvait tenir aucun humain pour responsable de ces dégâts.
Sans qu’on sût comment le petit Richard fut informé des raisons de la visite d’Eilmund, et tout ce qui avait trait à sa grand-mère ainsi qu’à tous ceux qui vivaient ou travaillaient au manoir d’Eaton le passionnait littéralement. L’abbé avait beau être un tuteur aussi sage qu’attentif et son intendant parfaitement compétent, il lui incombait de surveiller son domaine par lui-même. S’il se passait quelque chose de bizarre à Eaton, il brûlait de savoir quoi, et il était nettement plus susceptible que l’abbé Radulphe de tenir pour responsable de ces agissements un être de chair et de sang, même si on ne savait pas comment il s’y était pris ; après tout il s’était souvent retrouvé lui-même à l’origine d’actions répréhensibles, sans l’avoir certes toujours voulu.
Si les moutons d’Eaton avaient jeté leur dévolu sur les frênes d’Eyton, ce n’était pas par la volonté du Saint-Esprit, mais parce qu’on leur avait ouvert la porte et qu’on les avait poussés à aller se régaler et Richard tenait à savoir qui était le coupable et pourquoi. Après tout, il s’agissait de ses moutons.
En conséquence, il surveilla de près les allées et venues à l’heure approximative du chapitre, chaque matin et la curiosité le dévora quand il remarqua, deux jours après la visite d’Eilmund, l’arrivée à la loge d’un jeune homme qu’il n’avait vu qu’une seule fois auparavant et qui demanda fort civilement la permission de se présenter au chapitre avec un message de la part de son maître Cuthred. Il était tôt et il lui fallut attendre, ce à quoi il se soumit tranquillement et ce qui convenait admirablement à Richard qui ne pouvait décemment pas manquer l’école, mais quand le chapitre serait terminé, il serait libre de tendre un guet-apens au visiteur qui lui apprendrait ce qu’il voulait tant savoir.
Tout ermite digne de ce nom, qui a fait vœu de rester au même endroit et donc de ne pas quitter sa cellule ou son jardin clos, s’il a des dons de voyant et le devoir sacré de les mettre au service de ses voisins, doit avoir un jeune garçon auprès de lui pour se charger de ses commissions et transmettre ses exhortations et ses reproches. L’assistant de Cuthred n’était, semblait-il, que depuis peu avec son maître qu’il avait accompagné dans ses récentes pérégrinations, à la recherche d’un endroit que Dieu lui désignerait et où le saint homme pourrait se retirer. Son messager pénétra dans la salle capitulaire de l’abbaye, silencieux, sûr de lui, permettant aux religieux de l’examiner à loisir, sans se laisser démonter par tous ces regards inquisiteurs.
De la stalle éloignée qu’il préférait, Cadfael regarda le jeune homme avec intérêt. Il eût été difficile d’imaginer serviteur plus incongru pour s’attacher à un saint et à un anachorète dans le vieux sens celtique du terme, c’est-à-dire qui ne tenait nullement à être canonisé, mais Cadfael n’aurait pas su expliquer immédiatement ce qui justifiait son impression. Le garçon avait une vingtaine d’années, il était vêtu d’une tunique et de hauts-de-chausses grossiers de drap brun, passé et rapiécé, jusque-là, rien d’anormal. Il était à peu près aussi mince que Hugh, à qui, cependant, il rendait une bonne largeur de main ; il avait le teint mat, la finesse et la grâce d’un faon et il se déplaçait avec la même beauté animale, anguleuse. Même dans le calme qu’il affichait on devinait quelque brusquerie farouche, comme celle d’une bête sauvage à l’affût. Il devait courir vite, sans bruit et avoir, lorsqu’il bondissait, la détente d’un lièvre. On voyait à son visage, encadré par d’épais cheveux souples évoquant le feuillage cuivré du hêtre, qu’il était sans cesse sur le qui-vive. C’était un long visage ovale, au grand front, au long nez droit, aux narines dilatées comme celles d’un animal sauvage toujours à prendre le vent pour s’assurer qu’il n’y a pas de danger, avec une bouche mobile, un peu tordue par un perpétuel sourire, même au repos, comme si quelque chose de vaguement troublant l’amusait, et de longs yeux d’ambre qui remontaient légèrement vers les tempes sous d’obliques sourcils cuivrés qui abritaient sans chercher à le dissimuler le feu de son regard ainsi que ses paupières bombées et des cils dorés aussi longs et fournis que ceux d’une femme.
Qu’est-ce qui avait bien pu pousser un vieux saint homme à employer un être aussi singulier que cet elfe ?
Après avoir attendu un long moment qu’on ait fini de l’étudier des pieds à la tête, le garçon leva les yeux, montrant à l’abbé Radulphe, devant lequel il s’inclina d’un geste aussi charmant que respectueux, une figure candide à l’innocence enfantine. Ne voulant pas parler avant qu’on ne lui adressât la parole, il attendit qu’on l’interrogeât.
— Vous venez de la part de l’ermite d’Eyton ? demanda doucement l’abbé, posant sur les traits calmes, presque souriants, du jeune homme un regard attentif.
— Oui, Excellence. Le bienheureux Cuthred vous envoie un message par ma bouche, lança-t-il d’une voix sereine, claire, un peu haute, qui résonna comme une cloche sous les voûtes.
— Quel est votre nom ?
— Hyacinthe, seigneur.
— J’ai connu un évêque ainsi nommé, souffla l’abbé avec un bref sourire, car la créature mince et brune qui se tenait devant lui n’avait manifestement rien d’un évêque. Est-ce en son honneur qu’on vous a ainsi nommé ?
— Non, Excellence. C’est la première fois que j’entends parler de lui. On m’a dit une fois que dans une histoire du temps jadis, il y avait un garçon qui s’appelait comme ça. Il était aimé de deux dieux et le perdant l’a tué. Il paraît que des fleurs ont poussé là où il avait perdu son sang. Je tiens cela d’un prêtre, ajouta-t-il innocemment, avec un rapide sourire en coin aux membres du chapitre, très conscient de l’émoi passager provoqué par son récit parmi ces êtres voués à la chasteté, émoi auquel l’abbé était resté insensible.
« Ce vieux récit te convient beaucoup mieux, mon garçon, que cette atmosphère d’église et tu le sais fort bien », songea Cadfael, l’observant avec un intérêt mêlé de plaisir. « D’église ou d’ermitage, si on va par là. Mais où diable ton maître a-t-il pu te rencontrer et comment s’y est-il pris pour t’apprivoiser ? »
— Puis-je vous transmettre mon message ? interrogea ingénument le garçon dont les grands yeux dorés ne se détournaient pas de l’abbé.
Amusé, ce dernier demanda s’il l’avait appris par cœur.
— Il le faut bien, Excellence. Il n’est pas question que j’en déplace un iota.
— Quel messager fidèle ! Parlez, je vous en prie, nous sommes tout ouïe.
— Je dois être la voix de mon maître, commença le jeune homme qui prit sur-le-champ une intonation nettement plus grave que la sienne avec une telle capacité d’imitateur que Cadfael au moins le regarda avec une attention décuplée. Il m’est revenu, ce qui me désole profondément (il s’exprimait comme un ermite d’occasion), à la fois par l’intendant d’Eaton et le forestier d’Eyton, que votre parcelle de forêt a été gravement éprouvée. J’ai prié et médité et j’ai toutes les raisons de craindre qu’il ne s’agisse que d’avertissements et que le pire soit encore à venir, à moins qu’on ne puisse trouver une solution à un déséquilibre ou à une discorde entre le bien et le mal. Et je ne vois pas ce qui pourrait nous menacer dans cet ordre d’idées, sauf le déni de justice dont dame Dionisia Ludel est la victime, elle à qui on refuse de rendre son petit-fils. Il faut bien sûr tenir compte du vœu d’un père, mais on ne saurait négliger non plus le chagrin d’une veuve qui pense à ses descendants et qui souffre, abandonnée de tous. Je vous prie donc, seigneur abbé, pour l’amour de Dieu, de bien réfléchir à vos agissements, car je sens peser sur nous l’ombre du mal.
L’étrange adolescent avait tout débité d’un trait de cette voix lourde et sombre qui n’était pas la sienne ; c’était indéniablement un tour impressionnant et parmi les jeunes moines, les plus superstitieux commencèrent à s’agiter, bouche bée, et à se concerter à voix basse, très inquiets. Ayant terminé son discours, le héraut releva ses yeux d’ambre et sourit comme si ces paroles ne le concernaient pas le moins du monde.
L’abbé Radulphe resta silencieux un long moment, sans cesser de dévisager le jeune homme qui lui retourna sereinement son regard, droit dans les yeux, satisfait d’en avoir fini.
— Ce sont les propres mots de votre maître ?
— Exactement, Excellence, tels qu’il me les a appris.
— Vous a-t-il demandé de poursuivre la discussion pour lui ? Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez ajouter ?
— Moi, Excellence ? s’écria le jeune homme, écarquillant les yeux, stupéfait. Mais, j’en suis incapable. Je le représente, c’est tout.
— On a déjà vu des anachorètes donner un abri et un emploi à des simples d’esprit, glissa avec morgue le prieur Robert à l’oreille de l’abbé, c’est un acte de charité. C’est évidemment le cas ici.
Il s’était exprimé à voix basse, mais pas assez pour échapper à une créature dont l’ouïe avait presque la finesse de celle du renard car le regard de Hyacinthe pétilla et il eut un bref sourire éclatant. Cadfael, qui avait surpris cet aparté, doutait fort que Radulphe partageât cette opinion. Derrière le front de ce faune au teint bronzé logeait une intelligence vive même s’il trouvait pratique de passer pour un imbécile.
— Eh bien, conclut l’abbé, il ne vous reste plus qu’à retourner auprès de votre maître, Hyacinthe, avec tous mes remerciements pour le soin qu’il prend de nous et pour ses prières. Informez-le que j’ai bien réfléchi et que je réfléchis encore à toutes les causes d’insatisfaction que j’ai pu donner à dame Dionisia et que j’ai agi et continuerai d’agir selon ce qui me paraît juste. Quant aux désastres naturels qui lui causent tant d’anxiété, les hommes ne peuvent ni les commander ni les contrôler, bien que la foi soit en mesure de les vaincre. Ce à quoi nous ne pouvons rien, il nous faut nous en accommoder. Ce sera tout.
Sans ajouter un mot, le garçon lui adressa une révérence aussi gracieuse que profonde, tourna les talons et quitta la salle capitulaire sans hâte, d’un pied léger, évoquant presque dans sa démarche l’insolente élégance d’un chat.
Dans la grande cour, quasiment déserte à pareille heure, puisque les religieux étaient au chapitre, le visiteur n’avait pas lieu de se presser de retrouver son maître. Il s’attarda au contraire, curieux de visiter les lieux, depuis les appartements de l’abbé avec les roses de son petit jardin jusqu’à l’hôtellerie et l’infirmerie, et il termina son inspection des bâtiments conventuels par la loge et la grande allée au sud du cloître. Richard, qui l’attendait depuis quelques minutes, apparut discrètement par la voûte de la porte sud et s’avança pour croiser la route de l’étranger.
Puisqu’on tenait évidemment à lui parler, Hyacinthe s’arrêta avec courtoisie, observant d’un œil intéressé la frimousse solennelle, pleine de taches de rousseur, qui l’étudiait tout aussi passionnément.
— Bonjour, mon jeune monsieur ! s’exclama-t-il aimablement. En quoi puis-je vous être utile ?
— Je sais qui tu es, répondit Richard. Tu es le serviteur de l’ermite ; tu es venu avec lui. Il paraît que tu avais un message de sa part. Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il me serait plus facile de répondre, avança Hyacinthe avec bon sens, si je savais qui est Votre Seigneurie et pourquoi mon maître s’intéresserait à du menu fretin.
— Je ne suis pas du menu fretin, répliqua dignement Richard. Je m’appelle Richard Ludel, seigneur d’Eaton, et l’ermitage de ton maître est sur mes terres. Et puis tu sais très bien qui je suis. N’étais-tu pas avec les domestiques à l’enterrement de mon père ? Si ton message me concernait, il me semble que j’ai le droit d’être tenu au courant. Ce n’est que justice.
Et Richard, bien campé sur ses pieds nus, avança son petit menton carré, défiant les rigueurs de la loi d’un œil bleu-vert fort résolu.
Pendant un long moment Hyacinthe, plutôt méditatif, lui retourna son regard. Puis il s’exprima d’un ton vif, uni, d’égal à égal :
— Il y a du vrai là-dedans. Je suis de ton côté, Richard. Bon, où peut-on discuter sans qu’on nous dérange ?
Le centre de la grande cour manquait peut-être un peu d’intimité pour qu’on s’y livre à de longues confidences et Richard était déjà assez excité par ce curieux étranger qui le changeait agréablement de son environnement monastique pour avoir envie d’en savoir plus long à son sujet maintenant qu’il en avait l’occasion. En outre, le chapitre allait se clore d’ici peu et il serait malsain, en de telles circonstances, d’attirer imprudemment l’attention du prieur ou, pire encore, celle de frère Jérôme et son nez de fouine. Avec une confiance hâtive, il prit Hyacinthe par la main et l’entraîna à sa suite par la grande cour en direction du guichet retiré qui permettait de passer de la clôture au moulin. Là, sur l’herbe dominant l’étang, on ne les gênerait pas ; ils s’adosseraient au mur, le gazon était accueillant et le soleil de midi relativement chaud sous son voile de nuages.
— A nous deux ! s’écria Richard prenant les choses en main avec sévérité. J’ai besoin d’un ami qui ne me raconte pas n’importe quoi. Il y a tant de gens qui veulent réglementer ma vie et qui ne sont pas capables de se mettre d’accord. Comment pourrai-je m’occuper de moi et être prêt à les affronter si personne n’est là pour m’informer de ce qu’ils ont derrière la tête ? Si tu es mon allié, je saurai mieux m’y prendre. Qu’en penses-tu ?
Hyacinthe s’appuya confortablement à la muraille de l’abbaye, étendit ses longues jambes fines et ferma à demi les yeux pour se protéger du soleil.
— Écoute-moi bien, Richard, afin que tu puisses utiliser au mieux les renseignements que je te fournirai. Si je veux pouvoir t’être utile, il faut que je sache le pourquoi et le comment de toute cette histoire. Moi, j’en connais la fin pour le moment et toi le début. Je te propose d’assembler tout ça et de voir ce qui en sortira.
— Tope-là ! s’exclama Richard en battant des mains. Parle-moi d’abord du message de Cuthred !
Hyacinthe s’en acquitta mot pour mot comme lorsqu’il était au chapitre, imitation mise à part.
— Je le savais ! s’écria l’enfant, frappant l’herbe épaisse de son petit poing. Je me doutais que cela me concernait de près ou de loin. Alors comme ça, grand-mère s’est arrangée pour embobiner ce saint homme ou le pousser à plaider sa cause. J’avais entendu parler de ces événements bizarres qui s’étaient produits dans le hallier. Mais ça, on n’y peut rien. Il va falloir que tu préviennes ton maître d’être méfiant, même si elle se prétend sa bienfaitrice. Raconte-lui toute l’histoire, inutile d’espérer qu’elle le fera.
— Tu peux compter sur moi, acquiesça Hyacinthe chaleureusement, quand je la connaîtrai moi-même, cette histoire.
— Ah bon ? Tu ne sais pas pourquoi ma grand-mère veut me récupérer ? Ton maître ne t’en a pas parlé ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Je suis son domestique, pas son confident.
Lequel domestique, dépourvu de curiosité, semblait avoir tout son temps pour rentrer car il s’installa encore plus agréablement contre le mur moussu et croisa ses chevilles minces. Richard se coula un peu plus près et Hyacinthe se poussa gentiment pour laisser de la place au petit corps anguleux qui se pressait contre son flanc.
— Elle veut me marier pour s’emparer des deux manoirs qui encadrent le mien. Et même pas à une fiancée attirante. Hiltrude est âgée – elle a au moins vingt-deux ans...
— Une vraie douairière, admit gravement Hyacinthe.
— Et puis même si elle était jeune et jolie, je ne veux pas d’elle. Je ne veux pas de femme. Je n’aime pas les femmes. Je ne vois vraiment pas à quoi elles servent.
— En ce cas, tu as trouvé l’endroit idéal pour leur échapper, suggéra obligeamment Hyacinthe et sous ses longs cils cuivrés brilla une envie de rire. Tu deviens novice, tu en as fini avec le monde et tu es tranquille.
— Ah non ! Ça n’est pas drôle non plus. Écoute-moi, je vais tout t’expliquer.
Et il lui raconta tout de A jusqu’à Z.
— Alors, reprit-il quand il eut terminé, tu ouvriras l’œil pour moi et tu me rapporteras tout ce que je dois savoir ? Il me faut quelqu’un qui soit honnête avec moi, au lieu de tout me cacher comme si j’étais encore un gosse.
— D’accord ! promit Hyacinthe avec un sourire satisfait. Je serai l’homme lige de Votre Seigneurie, ses yeux et ses oreilles dans le camp ennemi.
— Et tu présenteras ma version des faits à Cuthred ? Je ne voudrais pas qu’il ait une mauvaise opinion du père abbé qui exécute simplement ce que mon père attendait de lui. Mais tu ne m’as pas donné ton nom, il faut que je sache comment tu t’appelles.
— Hyacinthe. Il paraît qu’un évêque s’appelait comme ça, mais ça n’est pas moi. Tes secrets sont plus en sûreté avec un pécheur qu’un saint et je suis plus discret qu’un confessionnal, ne t’inquiète pas.
Ils se sentaient si bien ensemble qu’il fallut que l’estomac du Richard crie famine pour qu’ils s’aperçoivent que c’était l’heure du dîner et finalement celle de se séparer. Richard trotta à côté de son nouvel ami le long du sentier qui bordait le mur de clôture jusqu’à la Première Enceinte, où il le laissa et il regarda la silhouette mince, dansante, s’éloigner sur la grand-route avant de se retourner joyeusement et de s’engouffrer par le guichet du mur.
Hyacinthe parcourut les premiers milles du chemin du retour de sa démarche longue, élastique, non qu’il fût pressé ni taraudé par le sens du devoir mais parce qu’il prenait plaisir à marcher ainsi et à sentir que son corps répondait avec précision et rapidité. Il traversa le fleuve au pont d’Attingham, pataugea dans les noues de son affluent, la Tern, et à Wroxeter prit vers le sud, en direction d’Eyton. Quand il arriva à l’orée de la forêt, il adopta un pas de promeneur ; la balade était si agréable qu’il n’avait aucune envie de rentrer. Il fallait emprunter les terres de l’abbaye pour parvenir à l’ermitage qui était situé à la pointe extrême du domaine de Ludel et s’enfonçait dans les bois voisins. Il avançait en sifflant comme un pinson le long du sentier qui bordait le ruisseau, près de la limite septentrionale du hallier d’Eilmund. La rive qui s’élevait un peu plus loin, protégeant l’essart pris sur la forêt, était haute et en pente raide, mais comme elle était aussi bien gazonnée qu’entretenue, elle n’avait encore cédé en aucun point et le cours d’eau n’était ni assez large ni assez rapide pour la saper... du moins en principe, car cela n’était plus vrai.
Le sol dénudé exposait une profonde cicatrice sombre bien visible d’assez loin. Hyacinthe jeta un coup d’œil en approchant, se mordant pensivement les lèvres, puis, tout aussi brusquement il haussa les épaules en riant.
— Où serait le plaisir sans malice ? murmura-il à mi-voix et il s’avança vers l’endroit où la berge avait subi l’assaut des eaux.
Il était encore à quelques toises de la partie la plus sérieusement touchée quand il entendit un cri étouffé qui lui sembla sortir des entrailles de la terre, auquel se mêlait un bruit de lutte, un cri de souffrance suivi d’une volée de jurons. Bien que surpris, il réagit aussitôt ; prenant sa course, il se précipita vers le bord du fossé que seul le cours tranquille et encore heureux du ruisseau remplissait tout en s’élevant d’heure en heure. De l’autre côté de la petite rivière il y avait eu un second éboulement et un vieux saule solitaire, dont les racines avaient été partiellement découvertes par le premier, s’était écroulé perpendiculairement au cours d’eau. Ses branches se tordaient et s’agitaient sous les efforts de quelqu’un qui se trouvait coincé en dessous, à moitié submergé par le ruisseau. Un bras réussit à se faufiler par un trou dans le feuillage, cherchant désespérément à se libérer, effort qui provoqua un long gémissement. A travers les feuilles palpitantes, Hyacinthe eut une vision fugitive du visage sali et crispé d’Eilmund.
— Tenez bon ! s’écria-t-il. Je descends !
Il entra dans l’eau jusqu’à mi-cuisse et se glissa sous les premiers rameaux pour y passer le dos et soulever cette masse végétale en sorte que le forestier qu’elle tenait prisonnier pût se dégager. Grognant, le souffle court, Eilmund enfonça ses deux poings dans le sol derrière son sauveteur et se libéra en partie de la grosse branche qui le retenait par les jambes, effort qui lui arracha un hurlement de douleur à moitié étouffé.
— Vous êtes blessé ! cria Hyacinthe, l’empoignant sous les aisselles et repoussant de son dos souple les lourds rameaux, ce qui fit osciller l’arbre. Allez ! Poussez !
De nouveau, Eilmund banda ses muscles. Hyacinthe en fit autant cependant que le sol continuait à s’ébouler avec moins de violence sur les deux hommes, mais le saule bascula et tomba bruyamment dans la rivière. Le forestier gisait par terre, haletant, les pieds dans l’eau. Hyacinthe, maculé de boue et de sève, s’agenouilla auprès de lui.
— Il va falloir que j’aille chercher de l’aide. Je ne peux pas vous emmener d’ici seul. Et pour le moment, je ne vous vois pas trotter comme un lapin. Et si vous vous reposiez pendant que je cours demander l’assistance des gens de John de Longwood qui travaillent aux champs ? On aura besoin de plusieurs personnes et d’une claie ou d’un volet pour vous transporter. A moins qu’il n’y ait quelque chose de plus grave qui m’aurait échappé.
Mais c’était déjà assez grave comme ça et sous les taches de boue le blessé paraissait secoué autant qu’effaré.
— J’ai la jambe cassée, souffla Eilmund, laissant précautionneusement retomber ses larges épaules sur la terre meuble avec un long et profond soupir. J’ai eu une sacrée veine que vous soyez passé par là, j’étais coincé comme un rat et l’eau remontait. C’est arrivé tandis que j’essayais de consolider la berge. Eh bien mon gars, ajouta-t-il avec un petit rire qui tenait plutôt du gémissement, rien qu’à vous voir, on se douterait jamais que vous êtes aussi costaud.
Hyacinthe leva un regard anxieux vers la rive au-dessus d’eux, mais seules de petites mottes inoffensives déboulaient et glissaient sans danger, quant au bord entamé, tout recouvert d’herbe et de racines, il paraissait relativement sûr.
— Vous pouvez rester comme ça un petit moment ? Je vais aller le plus vite possible. Je ne serai pas long.
Et aussitôt il se mit à courir à longues foulées régulières en direction des champs d’Eaton où il héla les premiers paysans qu’il aperçut. Ils accoururent en hâte avec une barrière empruntée à un parc à moutons et avec tous les soins possibles provoquant les jurons bien sentis, et fort justifiés, de la victime, ils y installèrent Eilmund qu’ils ramenèrent jusqu’à sa chaumière dans la forêt. Se rappelant qu’il avait une fille qui vivait avec lui, Hyacinthe prit sur lui de partir devant pour la prévenir et la rassurer, lui donner le temps aussi de préparer le lit du blessé.
La chaumière était située dans un essart pris sur la forêt, entourée d’un petit jardin, et quand Hyacinthe arriva à la porte, elle était ouverte et il vit à l’intérieur une jeune fille qui chantonnait doucement tout en travaillant. Bizarrement, alors qu’il avait couru de toutes ses forces pour arriver jusqu’à elle, Hyacinthe dut presque se forcer pour frapper à la porte ou entrer sans frapper. Pendant qu’il hésitait sur le seuil, elle cessa de chanter et sortit voir qui, par sa course rapide, avait ébranlé les cailloux de l’allée.
Elle était petite mais robuste, avec un très joli corps, un regard bleu plein de franchise, un teint de la fraîcheur d’une rose sauvage et des cheveux parfaitement nattés, brillants, dont la nuance châtain clair évoquait le chêne poli. Elle le regarda avec une curiosité mêlée de candeur, si amicale que pendant un instant elle lui imposa silence alors qu’il parlait avec tant d’éloquence. C’est elle qui dut prendre la parole la première malgré l’urgence de ce qu’il avait à lui apprendre.
— Vous voulez voir mon père ? Il est parti au hallier, vous le trouverez là où la berge a cédé.
Et sous l’effet de l’intérêt et de l’approbation, ses yeux bleus se mirent à pétiller ; ce qu’elle voyait lui plaisait.
— C’est bien vous qui êtes venu avec l’ermite de la vieille châtelaine ? Je vous ai vu travailler dans son jardin.
Hyacinthe répondit oui et son cœur battit plus fort en se rappelant la teneur de son message.
— C’est vrai, madame, et mon nom est Hyacinthe. Votre père est sur le chemin du retour à l’heure qu’il est à la suite d’un accident qui l’obligera à garder la chambre un bout de temps, je le crains. Je suis désolé de vous apprendre cette mauvaise nouvelle mais il fallait vous avertir avant qu’on ne le ramène. Oh n’ayez aucune crainte, ses jours ne sont pas en danger et, avec du temps, il se rétablira. Mais il a la jambe cassée. Il y a eu un nouvel éboulement et un arbre lui est tombé dessus dans le canal. Il s’en remettra, c’est sûr et certain.
Elle pâlit, très inquiète, mais ne cria pas. Assimilant ce qu’elle venait d’entendre, elle se secoua d’un geste brusque et se mit aussitôt au travail ; elle ouvrit toutes grandes les portes intérieure et extérieure afin de laisser place à la claie et au blessé et de disposer le lit où on le coucherait ; ensuite elle mit de l’eau à chauffer sur le feu. Tout en s’activant elle s’entretint avec Hyacinthe d’une voix calme sur le ton de la conversation.
— Ce n’est pas la première fois qu’il se blesse, mais il ne s’était encore jamais cassé une jambe. Alors comme ça, un arbre s’est abattu sur lui ? Le vieux saule, hein ? Je savais qu’il penchait, mais je n’aurais jamais cru qu’il tomberait. C’est vous qui l’avez trouvé ? Et qui êtes allé chercher de l’aide ?
Elle se tourna et lui sourit.
— Il y avait des gens d’Eaton à proximité qui nettoyaient un canal d’écoulement. Ce sont eux qui le ramènent.
Ils approchaient de la maison à présent aussi vite qu’ils le pouvaient. Elle s’avança à leur rencontre, Hyacinthe la suivant comme son ombre. Il semblait qu’il avait autre chose à lui communiquer et que pour l’instant il n’en avait pas l’occasion, car il restait à la périphérie de cette agitation, silencieux mais déterminé, cependant qu’on transportait Eilmund dans la maison, qu’on l’allongeait sur son lit et qu’on lui retirait avec mille précautions ses bottes et ses hauts-de-chausses humides dans un concert de gémissements et de jurons étouffés. Sa jambe gauche était tordue en dessous du genou, mais pas au point que l’os ait traversé la chair.
— Je suis resté à barboter plus d’une heure dans le ruisseau, marmonna-t-il, les dents serrées sous la douleur cependant qu’on s’occupait de lui, et si ce jeune homme n’était pas passé par-là, je ne serais pas parmi vous, car j’étais incapable de me débarrasser de ce poids et il n’y avait personne à portée de voix. Jour de Dieu ! ce garçon est autrement plus musclé qu’on pourrait le croire. J’aurais voulu que vous le voyiez à l’œuvre.
Fort curieusement les joues maigres et lisses de Hyacinthe prirent une teinte rouge sombre sous leur hâle doré, ce qui ne devait pas lui arriver tous les jours, mais il faut croire qu’il en était encore capable.
— En quoi puis-je vous être utile ? s’empressa-t-il. Ce sera avec plaisir ! Vous aurez besoin de quelqu’un d’adroit pour redresser cette jambe. Ce n’est pas du tout dans mes cordes, mais je peux très bien aller prévenir un médecin. Le reste me dépasse un peu.
La jeune fille se détourna un instant du lit, le dévisageant intensément de ses grands yeux bleus lumineux.
— Eh bien, si cela vous est possible, ce serait très gentil et nous serions encore plus vos débiteurs. Pourriez-vous aller à l’abbaye et demander à frère Cadfael de venir ?
— Très volontiers ! s’exclama Hyacinthe aussi chaleureusement que si elle lui avait offert un cadeau de valeur. Mais alors qu’elle s’écartait de lui il hésita et la saisit brièvement par la manche tout en lui murmurant à l’oreille d’une voix anxieuse : Il faut que je vous parle seule – plus tard, quand on l’aura soigné et qu’il se reposera tranquillement.
Et, avant qu’elle pût lui répondre oui ou non, même si ses yeux ne le repoussaient pas, il s’était éloigné à travers les arbres et repartait en direction de Shrewsbury.